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Invitation à la sociologie (du sport) : le blog de Ludovic Lestrelin
Invitation à la sociologie (du sport) : le blog de Ludovic Lestrelin
Invitation à la sociologie (du sport) : le blog de Ludovic Lestrelin
17 décembre 2013

Annales. Histoire, Sciences Sociales : une recension de L'autre public des matchs de football

Annales

Pas plus tard que vendredi dernier, j'évoquais sur ce blog diverses idées de cadeaux de Noël pour sociologues. Visiblement, ça a bien plu, tant mieux ! Si, fidèles lecteurs, vous comptiez de votre côté me faire plaisir, et bien sachez que je trouverais ça fort aimable mais sachez aussi que j'ai déjà eu un premier cadeau. C'est dans le dernier numéro de la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales qui vient de paraître (il est disponible sur le portail Cairn). On y trouve, en effet, une recension de mon ouvrage (paru il y a trois ans déjà), écrite par l'historienne Marion Fontaine (lire ci-dessous). D'ailleurs, si vous ne connaissez pas son livre sur le Racing club de Lens (évoqué ici ; couverture du livre à la fin de ce billet), courez l'acheter. Il est aussi recensé dans le même numéro des Annales, par Christian Bromberger qui a notamment ces mots : "étude historique, savante et remarquablement documentée" mais aussi "étude de référence". Oui, je confirme : ouvrage majeur. 

"Comptes rendus. Histoire sociale", Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68/4, 2013, p. 1201-1202. 

Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football. Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 380 p. 

Que l’attachement des supporters à « leur » équipe exprime et reflète, de manière transparente, le sentiment d’appartenance à un territoire, local ou national, est un fait qui semble incontesté. Le livre de Ludovic Lestrelin vient à point nommé à la fois pour historiciser et nuancer cette croyance. Il aborde en effet le cas en apparence incongru des supporters qui soutiennent une équipe à laquelle rien au départ ne les attache, ni leur lieu d’habitation, ni leurs origines géographiques ou familiales : Français amoureux de Barcelone, provinciaux vibrant aux matchs du Paris Saint-Germain (PSG) et, ici, Normands ou Parisiens s’engageant aux côtés de l’Olympique de Marseille (OM). L’analyse adopte dans cette perspective un triple parti pris. Elle se concentre non pas sur le club, en tant que vecteur d’une image qui potentiellement dépasse son lieu d’implantation, mais sur les entités périphériques (en l’occurrence les sections de supporters de l’OM ancrées en Normandie et dans le Nord-Ouest de la France) qui ont les yeux tournés vers ce club. Les membres de ces entités font l’objet d’une enquête ethnologique en profondeur, soucieuse de saisir les individus sur plusieurs scènes (en famille, dans les sections, lors des déplacements à Marseille) et dans tous les moments qui forgent la vie des supporters, dans et en dehors du temps des matchs. Si L. Lestrelin mobilise pleinement pour y parvenir les ressources d’une sociologie en plein développement, celle des publics sportifs, il recourt aussi à d’autres auteurs (Erving Goffman, Howard Becker) et à d’autres champs (sociologie de l’action collective, de l’engagement), qui lui permettent à la fois de mieux cerner et de désenclaver son objet.

Il en ressort une étude riche d’enseignements qui sont loin de se résumer au seul domaine sportif, à commencer par ceux qui révèlent la signification changeante des relations entre les collectifs, les territoires que représentent les équipes et leurs partisans. L’ouvrage présente l’intérêt de dénaturaliser ces relations, en montrant que l’idée d’une loyauté automatique envers ces collectifs et ces territoires n’est pas plus évidente dans le sport qu’ailleurs : on pourrait dire en quelque sorte que l’on ne naît pas plus supporter d’une équipe particulière qu’on ne naît Français ou femme, on le devient. L’auteur montre par ailleurs que, durant les dernières décennies, mutations des transports et des médias aidant, les liens entre clubs et supporters se sont complexifiés, dans le sens d’une déterritorialisation relative. Certes, tous les groupes « ultras » l’attestent, la référence au territoire demeure omniprésente lorsqu’il s’agit de fonder l’engagement aux côtés d’une équipe : « Fiers d’être Marseillais, Lensois, Stéphanois, etc. ». Mais ce territoire tend à se dilater au-delà de ses frontières matérielles pour devenir, dans certains cas, le support d’une « communauté imaginée », où se mêlent traits géographiques, sociaux, politiques parfois. Adhérer à l’OM peut signifier l’adhésion à un idéal « socio-sportif » (p. 93), mêlant le rêve de la convivialité du Sud, l’imaginaire d’une ville frondeuse, la représentation du club des « petits », du « peuple », des « victimes », face aux « gros », aux « riches », aux « Parisiens ». Vouloir se reconnaître dans cet idéal, c’est vouloir retrouver, en continuité ou en rupture avec sa trajectoire antérieure, une appartenance que l’on estime plus cohérente que celle que fournissent, ou non, les réseaux locaux, familiaux, professionnels du quotidien. C’est en ce sens que l’on peut se sentir « Marseillais » à Rouen, comme en d’autres cas « Lensois » (« ouvrier », « Ch’ti ») à Paris ou à Marseille.

Les « communautés d’émotion (1) » que forge le spectacle sportif éclairent donc des phénomènes plus globaux : l’individualisation des processus identitaires, la déstabilisation de catégories et d’appartenances qui n’apparaissent plus, du point de vue social notamment, sur le mode de l’évidence, enfin les moyens employés, ici le recours au langage du sport et du territoire, pour tenter de restaurer cette stabilité. Mais l’ouvrage permet aussi de comprendre que ces « communautés d’émotion », loin de n’avoir qu’une dimension subjective et imaginaire, bornée au temps du match, peuvent donner le jour à des structures, des engagements et des liens durables. L. Lestrelin ne se contente pas de décrire l’organisation des sections normandes ou nordistes et leur rapport au siège installé à Marseille, il présente aussi avec minutie les raisons et les degrés d’un engagement souvent très prenant, notamment en ce qui concerne la participation aux déplacements effectués pour suivre les matchs joués par l’OM. Les chapitres qui leur sont consacrés démontrent toute la fécondité du dialogue noué entre la sociologie du sport et celle de l’action collective ou du militantisme, sur le thème par exemple de la carrière de ces militants sportifs ou des rétributions matérielles (facilitation des déplacements) et symboliques (insertion dans un groupe de pairs) de l’engagement.

Cependant, le livre va plus loin encore, en particulier dans sa dernière partie, lorsqu’il restitue les émotions, la quête à la fois morale et identitaire qui accompagnent ce type d’engagement sportif. Cela est tangible dans les très belles pages consacrées à l’ambiance des interminables déplacements en car ou au choc émotionnel que constitue pour ces supporters « étrangers » la découverte d’une ville et d’un stade Vélodrome tellement rêvés et magnifiés. L’ouvrage fait aussi apparaître les difficultés que n’efface pas l’accomplissement du rêve. Quelle que soit l’intensité de leur engagement, les supporters à distance restent en effet dans une double position d’extériorité, par rapport à leurs proches aux yeux desquels le soutien à l’OM est une bizarrerie, parfois une traîtrise, mais aussi par rapport aux supporters « locaux ». La déterritorialisation est bel et bien relative : l’authenticité de l’attachement de ces « étrangers » fait l’objet d’un soupçon constant de la part des « vrais » Marseillais qui, par ailleurs, dominent les différents groupes de supporters. Le comportement des supporters à distance traduit aussi la volonté d’atténuer ce stigmate et de se faire reconnaître, à force de dévouement et de désintéressement, comme les égaux des locaux.

Ce qui se joue aujourd’hui dans les stades et au sein des groupes de supporters révèle ainsi des phénomènes qui ne se cantonnent pas aux stéréotypes de la passion, du chauvinisme ou du patriotisme de clocher, de la violence. En eux se lit l’évolution d’un rapport à un territoire élevé plus que jamais au rang de référent identitaire et en même temps imaginé à nouveaux frais et reconfiguré. Ils invitent à discerner comment actuellement s’affirment, sur le plan individuel et collectif, des identités qui naviguent entre les attaches imposées et les appartenances subjectives que cherchent à dessiner les individus.

MARION FONTAINE 

1 - Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 447-448. 

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